Considérée par certains comme un sanctuaire pour chefs d’Etat peu
recommandables, critiquée pour son entrisme et l’affairisme frénétique
de certains de ses membres, défendue par d’autres comme un réseau de
fraternité humaniste, la franc-maçonnerie n’a jamais fait autant florès
en Afrique. Etat des lieux au moment où s’ouvrent à Lomé les grandes
retrouvailles annuelles des « fils de la Lumière ».
Plusieurs
centaines de francs-maçons africains, européens et caribéens ont rallié
Lomé, la capitale du Togo, pour les 23e Rencontres humanistes et
fraternelles africaines et malgaches (Rehfram), du 6 au 7 février.
Convoquées tous les ans depuis 1992, chaque fois dans une capitale
différente, les Rehfram tiennent lieu de plus grand rassemblement
maçonnique africain, allant jusqu’à réunir, parfois, 700 invités. Elles
s’étalent généralement sur deux jours, avec pour objectif de débattre
autour d’un topique fixé à l’avance. A Lomé, le thème retenu est le
suivant : « Tomber, ce n’est pas un échec ; l’échec, c’est de rester là où on est tombé.
» Un bon sujet pour candidats au baccalauréat qui tranche, dans sa
formulation, avec celui, plus convenu, des précédentes agapes, en
février 2014 à Abidjan : « Développement et dignité humaine. »
Triple accolade de rigueur
A Lomé, tout a été mis en œuvre pour rendre agréable le séjour des
« frères » et des « sœurs ». Logement à un tarif négocié à l’Hôtel
Eda-Oba, bel établissement du centre-ville, dont la salle de conférence
doit accueillir des discussions ouvertes aux seuls initiés. Pour les
activités récréatives et la détente, il y a un gymnase, une piscine, un
sauna, un salon d’esthétique et une boîte de nuit. La triple accolade
étant de rigueur chez les francs-maçons, le comité d’organisation a mis
en place une « commission santé » de huit médecins – tous des « frères »
– pour prévenir tout risque de contamination par le virus Ebola.
Obligation est donc faite aux invités de se laver les mains et de se
soumettre à une prise de température au ThermoFlash avant d’accéder à la
salle de conférence.
Depuis la création par la Grande Loge de France (GLF) à Saint-Louis du Sénégal, en 1781, de « Saint-Jacques des vrais amis rassemblés »,
première loge sur le continent, la franc-maçonnerie n’a cessé d’être un
sujet d’attraction, d’interrogations, voire de controverses. Le grand
public et une partie des médias prêtent aux « fils de la Lumière » une
influence, sinon des pouvoirs pharaoniques, une forte propension à
l’affairisme et, non sans raison, un opportunisme politique à tout crin.
Ces contempteurs les soupçonnent de comploter contre la sécurité de
l’Etat, d’être une secte, sinon de se livrer, à l’abri des temples, à
des rites sataniques. « Ces accusations ne sont pas toutes dénuées de fondement, les francs-maçons n’étant pas exempts de tout reproche »,
explique au téléphone l’universitaire Oumou
Kouyaté. Enseignante-chercheure à l’Université Félix-Houphouët-Boigny et
à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, à Paris, elle ne
cache pas son hostilité envers la franc-maçonnerie et son rôle en
Afrique.
Bousculade sur le parvis
Les critiques comme les vociférations n’endiguent nullement l’affluence au portillon.La franc-maçonnerie séduit de plus en plus d’Africains,
qu’ils soient en quête de spiritualité, dans le désarroi ou persuadés
de trouver dans ce cercle un ascenseur social ou politique. Cadres
supérieurs et moyens, responsables politiques, hommes d’affaires,
professions libérales, diplomates, enseignants et retraités se
bousculent depuis des décennies sur le parvis des loges. « La bonne question, ce n’est plus aujourd’hui qui est franc-maçon, mais qui ne l’est pas
», glisse un initié sénégalais qui, requiert l’anonymat, comme
d’ailleurs les deux tiers des personnes interviewées dans le cadre de la
présente enquête.
« En Afrique centrale, comme dans la frange occidentale côtière,
les rituels d’initiation renvoient bon nombre de gens à leur propre
histoire et culture », explique un dignitaire maçon français initié
en Afrique et considéré, à juste titre, comme l’un des meilleurs
connaisseurs du sujet. Au Gabon, au Congo tout comme au Bénin, au Togo
et en Côte d’Ivoire, les sociétés secrètes font partie du décor et
l’aspect ésotérique de la franc-maçonnerie attire comme du miel. Si l’on
ajoute à cela le magnétisme que peuvent exercer quelques success stories dont les Africains, francs-maçons ou non, sont à juste titre fiers, la cause est entendue.
La réussite de la conférence nationale du Bénin, en février 1990,
doit pour beaucoup à la rigueur et à l’habileté politique des frères
« triponctués » du Grand Bénin de la République du Bénin (GBRB), alliés,
pour la circonstance, avec la hiérarchie catholique locale. De même, le
compromis historique entre Frederik W. De Klerk et Nelson Mandela qui a
rendu possible le passage en douceur du régime d’apartheid à la
démocratie porte-t-il le sceau de la franc-maçonnerie.
Forte présence de chefs d’Etat
Plusieurs chefs d’Etat, en poste, retirés des affaires ou décédés,
n’ont jamais fait mystère de leur affiliation ou compagnonnage avec la
franc-maçonnerie : le Congolais Denis Sassou Nguesso, qui a offert à ses
« frères », à la fin de 2014, un immeuble flambant neuf pour leurs
« tenues » (réunions de francs-maçons), le Gabonais Ali Bongo-Ondimba, fidèle à une tradition établie de son père,
Omar Bongo-Ondimba, le Tchadien Idriss Déby-Itno, l’ex-chef d’Etat
burkinabè Blaise Compaoré, initié au début des années 1990 à Lyon,
l’ancien dirigeant du Mali, Amadou Toumani Touré (ATT), le Centrafricain
François Bozizé, qui, tout comme Bongo-père, avait installé un temple
maçonnique dans les sous-sols du palais de la Renaissance, la présidence
de la République, à Bangui. Ou, encore, le Guinéen Alpha Condé,
l’ancien président ghanéen John Kufuor et, bien entendu, l’icône de la
lutte anti-apartheid et Prix Nobel de la Paix, Nelson Mandela…
L’opposition n’est pas en reste. Nombre de ses responsables font du
forcing, surtout à l’approche des scrutins présidentiels, pour se faire
initier, généralement auprès des loges affiliées à la Grande Loge nationale française (GLNF,
une obédience classée à droite), en vue d’accéder plus facilement,
pensent-ils, au sommet de l’Etat. C’est le cas, depuis peu, de nombre de
candidats putatifs à la présidentielle béninoise de mars-avril 2016,
initiés à la va-vite aux mystères de la franc-maçonnerie à Brazzaville
ou Paris. « C’est un vrai scandale », s’insurge l’Ivoirien Luc Gohou, qui « travaille » à la fois à la loge Arts et Sciences, du Grand Orient de France
(GODF, classé plutôt à gauche), à Paris, et à la loge Kébé Mémel (du
nom du premier grand-maître de l’obédience la Grande Eburnie), à
Abidjan. « Il est normal que des francs-maçons siègent au
gouvernement de la République, mais il faut éviter d’y admettre ou
d’installer à la tête de l’Etat des gens qui attendent la veille des
élections pour, subrepticement, se faire initier. Dans ces cas,
l’initiation se réduit à une simple carte d’identité, un faire-valoir … »
Membre influent du Front populaire ivoirien (FPI, la formation
politique de l’ex-président Laurent Gbagbo), Luc Gohou accepte
volontiers de « se dévoiler », comme on dit dans le jargon maison, et de
raconter sans bandeau sa propre quête initiatique : « J’ai entendu
parler de la franc-maçonnerie alors que j’étais enfant, en Côte
d’Ivoire. C’était dans les années 1963, lorsque le président Félix
Houphouët-Boigny a prétexté d’un complot pour arrêter des francs-maçons
soupçonnés de sympathies communistes, comme Jean Konan Banny,
Jean-Baptiste Mockey, Amadou Thiam et Ernest Boka. Cela m’a intrigué.
Plus tard, lorsque je suis arrivé en France, en 1989, je me suis
spontanément présenté au siège du GODF, rue Cadet, à Paris. On m’a remis
des prospectus et je suis rentré chez moi. » Depuis, ce cadre
exerçant dans le secteur du tourisme a gravi les échelons. Au point
d’être aujourd’hui l’une des icones africaines de la maçonnerie dite
« adogmatique » (qui refuse les dogmes, notamment religieux).
Un pied dedans, un pied dehors
Vivant aujourd’hui à cheval en Paris et Abidjan, Luc Gohou a créé en Côte d’Ivoire trois loges du GODF. « En
dix ans, nous avons initié quelques deux cents personnes selon les
règles de l’art car, sur place, je me suis rendu compte que
l’enseignement maçonnique était aux antipodes de ce que j’avais appris
en France. » Un pavé dans le jardin des obédiences dites «
régulières » et qui sont rattachées à la Grande Loge d’Angleterre comme
la GNLF, souvent accusée de procéder à des recrutements « sauvages » en
initiant à tour de bras cadres, hommes d’affaires et responsables
politiques africains. « Ils refusent de prendre position sur les problèmes de société, poursuit Luc Gohou. Dans
notre obédience, nous avons un pied à l’intérieur du temple, et l’autre
pied dans la société, histoire de répandre à l’extérieur ce que nous
apprenons à l’intérieur… »
Pierre Manyo-Soké a décidé, lui aussi, d’évoquer à visage découvert
son engagement maçonnique. Il a entendu prononcer pour la première fois
le mot « franc-maçon » lorsqu’il était adolescent, au Cameroun. Venu
étudier quelques années plus tard en France, il se présente, comme Luc
Gohou, au siège du GODF. Après avoir pris connaissance des documents, il
hésite quelque peu, à cause, avoue-t-il, de « l’anticléricalisme ambiant »,
avant de franchir le pas. Il intègre une loge, le Vallon des Pèlerins,
et fait très rapidement ses classes au point de se retrouver,
aujourd’hui, président du Congrès des loges de Paris IV et des loges de
l’Europe de l’Est, au GODF. « Même si c’est avant tout une quête
intérieure, la franc-maçonnerie m’a permis d’exposer mon amour des
autres. Au Cameroun, j’étais Camerounais. Grâce à la franc-maçonnerie,
je suis devenu Africain, voire universel ».
Soit ! La « fraternité » n’exclut pas pour autant les luttes
d’appareil, les suspicions, les règlements de comptes violents, les
putschs ni les conflits… fratricides. Le conflit ivoirien a ainsi
accentué la polarisation dans les loges : « La politique est entrée dans la Grande Eburnie, qui avait vocation à être l’obédience de référence, raconte au téléphone un des membres. Les
frères proches de Laurent Gbagbo s’asseyaient sur une colonne, et les
partisans d’Alassane Ouattara sur une autre, se regardant en chiens de
faïence. Gangrénée par des querelles byzantines et ethniques,
l’obédience a dû se résoudre à suspendre ses travaux. Les seules loges
qui ont survécu à cette période de tension sont celles regroupant en
majorité nos frères béninois, togolais, sénégalais et français. Pendant
des années, ces derniers ont fait de la maçonnerie sans toucher à la
politique, même avec un petit p… »
Aujourd’hui, alors que la franc-maçonnerie ivoirienne peine à se
relever de la guerre civile et de la crise politique qui ont conduit à
la chute et l’arrestation de Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, le
ministre ivoirien de l’Intérieur, Hamed Bakayoko vient de faire une OPA
sur la Grande Loge de Côte d’Ivoire (GLCI), une obédience « régulière »
arrimée à la GNLF, en se faisant introniser Grand Maître. Objectif non
avoué : se servir du vivier maçonnique pour faire réélire Alassane
Ouattara fin 2015 et entamer sa propre grande marche vers le sommet de
l’Etat à l’horizon 2020. « Les velléités de contrôle de la
maçonnerie ivoirienne par Hamed Bakayoko sont avérées, mais il n’est pas
sûr qu’elles rapportent gros, car la GLCI est moribonde à cause de
l’extrême longévité de son désormais ancien grand maître et de la
saignée continue dans ses rangs », analyse un haut dignitaire franc-maçon français.
Frères ennemis
La « fraternité » n’a pas, non plus, dissuadé l’ex-président
centrafricain, François Bozizé, de se débarrasser de son « frère », et
néanmoins opposant, Charles Massi, probablement mort sous la torture en janvier 2010, après avoir été arrêté au Tchad et livré aux autorités centrafricaines. Bozizé
finira lui-même par passer à la trappe, en mars 2013, lâché par les
« enfants de la veuve », autre appellation des francs-maçons. Enfin,
les liens fraternels supposés entre francs-maçons n’ont pas empêché
Pascal Lissouba, initié dans une loge française du GODF, et Denis Sassou
Nguesso, initié à Dakar par la GNLF, de se faire la guerre et de
réduire Brazzaville en un champ de ruines en 1997. « Au delà de ces péripéties, la franc-maçonnerie africaine francophone est confrontée à deux difficultés majeures, poursuit le dignitaire cité plus haut. La
première, c’est sa relation avec les obédiences européennes et
l’indispensable nécessité de couper le lien ombilical. La seconde, c’est
sa relation trouble et équivoque avec les dirigeants politiques.
Lorsque la franc-maçonnerie est indépendante, elle devient une force de
proposition. Lorsqu’elle est liée, elle se donne en spectacle et tourne
au folklore… »
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Publié le 05-02-2015 Modifié le 05-02-2015 à 21:35Par Francis Kpatindé
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FAUT-IL AVOIR PEUR DE LA FRANC-MACONNERIE: Saint-Louis a abrité la première loge sur le continent en 1871
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