Il faut des hommes, ceux de ceux
qui ont fait partie de l’histoire pour comprendre le passé. Les
“Mémoires du président” Abdou Diouf, parus le mois dernier, donnent la
version des faits de cet ancien président sur les relations entre son
pays et la Mauritanie. Extraits.
“L’événement majeur de l’année 1989 fut cependant la grave crise entre
le Sénégal et la Mauritanie, qui aurait pu déboucher sur l’irréparable.
A l’origine, il y eut un incident entre des agriculteurs sénégalais du
village frontalier de Djawara, et des bergers mauritaniens. Des
Sénégalais furent alors arrêtés sur le territoire national, et
emprisonnés à Sélibabi en Mauritanie. L’affaire aurait pu se tasser,
s’il n’y avait eu les propos malheureux et inopportuns du ministre
mauritanien de l’Intérieur, qui, dépêché au Sénégal, minimisa
l’incident, dans une déclaration faite à la presse.
Pourtant, le Sénégal n’a jamais eu de relation conflictuelle avec la
Mauritanie du temps du Président Moctar Ould Dadah, en dehors d’un petit
litige sur l’île de Todd. Les présidents Ould Dadah et Senghor, pendant
deux années, cg échangèrent des amabilités, chacun revendiquant la
propriété de l’île. Il fallut une intervention du Président malien
Moussa Traoré qui leur fit remarquer le péril d’inondation qui menaçait
l’île, avec la prochaine mise en service des barrages, pour faire
retomber la tension.
Avec le Président Taya, il y eut un premier couac, quand le Sénégal mit
en place son programme des vallées fossiles. Nous avions alors demandé
au Haut Commissaire de l’OMVS qui à l’époque était mauritanien, de
mettre à notre disposition un certain nombre d’informations pour le
projet. Celles-ci n’avaient rien de confidentiel, mais le Président Ould
Taya qui était opposé au projet des vallées fossiles, releva le Haut
Commissaire de ses fonctions, le rappela en Mauritanie, où il fut jugé
pour haute trahison, et condamné pour au moins dix ans.
C’est à partir de ce moment là que les autorités mauritaniennes
commencèrent à mener une campagne contre le Sénégal, coupable selon
elles, de vouloir accaparer l’eau du fleuve. Pourtant, des études
avaient prouvé qu’après la construction des barrages, il y en aurait une
importante perte, avec la quantité qui devrait se jeter en mer. C’est
le dixième de cette eau que le Sénégal voulait récupérer pour
revitaliser et fertiliser des vallées mortes. Cela ne pouvait porter à
conséquence, surtout, faut-il le rappeler, c’est le surplus d’eau qui
provoquait les inondations à Saint-Louis. Il fallait pour y remédier,
ouvrir les barrages pour laisser échapper ce surplus.
Je rappelle que la basse vallée du Ferlo, qui était complètement aride,
redevint un cours d’eau, avec des poissons. Les Israéliens
construisirent sur ce site une ferme expérimentale. Nous n’avions aucune
arrière-pensée en lançant le projet des vallées fossiles. Mais elles
furent hélas un facteur de blocage des relations entre le Sénégal et la
Mauritanie, le Président Taya ne voulant rien entendre.
Il faut dire que ce problème des vallées fossiles ne constituait qu’un
premier, dans les heurts qui marquèrent nos relations avec la
Mauritanie. Il y eut aussi, la question du transport de l’électricité,
après la réalisation du barrage de Manantali.
Lorsque les bailleurs de fonds étudièrent le projet, ils conclurent sur
la nécessité de mettre en place une ligne de transport d’électricité de
haute tension en territoire sénégalais. Le principe retenu était par la
suite d’alimenter la Mauritanie en électricité à partir de là. Les
Mauritaniens rejetèrent ce schéma, et exigèrent que les lignes de
transport d’électricité passent par la Mauritanie, avant de revenir au
Sénégal. C’est cela qui pouvait leur apporter l’assurance que la
Mauritanie était bien considérée, comme partie prenante du projet.
Après avoir évalué le coût de la proposition mauritanienne, je demandai
aux Mauritaniens de revenir sur leur choix. Ce fut cependant pour me
heurter à leur refus. Ils insistèrent même pour la satisfaction de leur
demande, déclarant que le Sénégal allait les rouler, et recueillir toute
l’électricité produite par le barrage. Ils n’hésitèrent d’ailleurs pas à
faire la comparaison avec le projet des vallées fossiles, dans lequel
le Sénégal les aurait déjà trompés. Il nous fallut donc négocier avec le
Gouvernement mauritanien. Les bailleurs de fonds acceptèrent de donner
un financement complémentaire, pour la construction de lignes de
transport qui hélas, augmenta les coûts.
Je n’ai jamais reçu les refugiés mauritaniens, acte qui aurait été un
facteur de conflit entre nos deux pays. C’était surtout une question de
principe. En effet, je ne voulais pas du tout apporter mon soutien à des
gens opposés à leur gouvernement. Cependant en leur qualité de
refugiés, ils étaient pris en charge, et nourris.
A l’occasion, mon Etat major particulier, ou le Ministre de tutelle les recevait.
Il fallut donc ces malheureux évènements de Djawara pour vicier les
rapports entre les deux pays, et surtout assombrir les excellentes
relations que nous entretenions jusque là avec le Président Ould Taya.
Il faut d’ailleurs dire que la qualité de nos relations, faites de
complicité, aida beaucoup à calmer le jeu, lors de cet épisode de
l’histoire de nos deux pays. S’il n’y avait pas à la tête des deux Etats
Maouwiya Ould Taya et Abdou Diouf, la situation aurait été beaucoup
plus grave. Certes, il y eut des personnes tuées des deux côtés de la
frontière, mais nous avions pris tous les deux la décision de rapatrier
les personnes qui étaient en danger. Tous les ressortissants
mauritaniens furent regroupés dans l’enceinte de la Foire de Dakar, et
grâce à l’appui de nos amis français, nous avons pu envoyer des convois
réguliers à Nouakchott. Le Président Taya en fit de même de son côté.
Beaucoup de chefs d’Etat africains et arabes essayèrent de trouver une
solution au problème, mais sans succès. Le Président Taya et moi-même
avions nos faucons. Cependant, j’ai pu me défaire plus facilement des
miens que lui. Je cite l’exemple de la tentative de médiation initiée
par le Président Moubarak, après celle du Président Moussa Traoré qui
n’avait pas été concluante. Lors d’un passage que je fis en Egypte, le
Président Moubarak me proposa un plan de règlement du conflit. Un
certain nombre de points de ce plan ne m’agréaient pas du tout, mais
après lecture du texte, je lui donnai mon accord. Je me disais que
l’amorce d’un dialogue était nécessaire pour sortir de cette crise.
Le Président Moubarak parla donc du plan avec son ministre des Affaires
Etrangères Boutros Ghali, et appela ensuite le Président Taya pour le
lui exposer. Dans l’approche, il commit néanmoins ce que je crus être
une erreur tactique. En effet, Moubarak, dans sa conversation
téléphonique avec Taya, lui fit comprendre que j’étais dans son bureau,
et que j’étais d’accord avec le plan proposé. Ce dernier dut
certainement se dire qu’il y avait un piège quelque part, et se garda
bien de donner une suite à cette tentative de médiation.
La situation put être réglée grâce à l’intervention d’un de mes
camarades de promotion de l’ENFOM, M. Belaz, qui est d’ailleurs de la
même promotion que Christian Valantin, Babacar Ba et Cheikh Hamidou
Kane. Ce médiateur était à l’époque Directeur de la DGSE.
Il prit contact avec moi un jour pour me dire Cher frère, je vois que
tous ceux qui ont essayé de régler ce problème ont échoué. Personne n’y
arrivera tant que vos déclarations respectives seront médiatisées, parce
que vous avez vos opinions publiques derrière vous et ce sera toujours
une impasse. Moi je vous propose une solution de confidentialité. Chacun
de vous nomme un représentant personnel et ils viennent tous les deux à
la Piscine pour qu’on se réunisse. Nous partirons du point le plus
facile, vers le plus difficile et je pense que c’est comme cela que nous
arriverons à régler le problème.
Je donnai mon accord à cette proposition, et commis un émissaire auprès
du Président Taya. Il accepta aussi la proposition. La machine fut
ainsi lancée.
J’envoyai mon chef d’Etat major particulier, et le Président Taya, son
conseiller diplomatique. Ils se rencontrèrent en toute confidentialité,
et aplanirent toutes les difficultés, sans que personne ne le sache.
C’est bien après que le Quai d’Orsay fut mis dans le coup. Lorsque nos
deux gouvernements donnèrent leur accord, nous envoyâmes nos deux
ministres des Affaires Etrangères pour faire une déclaration à Bissau,
et signer l’accord de reprise des relations diplomatiques, aériennes,
etc. C’est ainsi que nous avons pu sortir de cette crise, et je rends
vraiment hommage à M. Belaz, qui a eu cette idée qui en fin de compte
mena au règlement d’un douloureux problème.
Je dois avouer avoir eu beaucoup de difficultés avec les Sénégalais de
la vallée du fleuve Sénégal, sur ce problème sénégalo-mauritanien. Ils
n’avaient de cesse de demander qu’on revoie tout, notamment le problème
des terrains de culture. Certains ressortissants de la vallée, qui
étaient d’ailleurs mes amis, m’ont traîné dans la boue au cours de
meetings, en disant que si je voulais la paix, c’est tout simplement
parce que j’étais lâche. Je pense en particulier à deux personnes pour
lesquelles j’avais pourtant la plus grande estime, le docteur Amath Ba,
qui était mon aîné, et qui m’a critiqué dans tous les meetings où il eut
à intervenir.
Il n’était pas seul à agir de la sorte, puisque parmi mes détracteurs d’alors, je
comptai aussi Aly Bocar Kane que j’admirais beaucoup lorsque j’étais
jeune lycéen, et membre du Conseil de la Jeunesse du Sénégal, lui étant
Président du Conseil de la Jeunesse de l’AOF. Tous les deux, gagnés par
la passion qui avait pris le dessus sur la raison, m’avaient vraiment
traîné dans la boue. Ils n’étaient cependant pas les seuls
va-t-en-guerre, dans ce contexte de crise. On en comptait même
beaucoup.
Je me rappelle les propos de certaines personnes qui me disaient :
« Monsieur le Président, ce que la Mauritanie a fait est inacceptable,
et il faut leur déclarer la guerre ». De telles suggestions venaient
même du côté de la France, où des personnes me disaient : « Qu’est ce
que vous attendez après tout ce qu’ils vous ont fait ? Vous êtes obligés
de déclarer la guerre, parce que vous ne pouvez faire autrement ».
Etant un homme épris de paix, je n’ai jamais cédé à de telles
exhortations. Surtout, je sais que quand on commence une guerre, on ne
peut jamais dire avec certitude, le moment où on va l’arrêter. C’est
donc fort de cette conviction que, dans cette histoire avec la
Mauritanie, j’ai toujours écarté la solution de la guerre, pour miser
sur une issue pacifique.
Cette option me semblait la plus bénéfique pour le Sénégal. En effet,
après le conflit, lorsque tous les esprits retrouvèrent le calme, nous
apprîmes que les Forces armées mauritaniennes étaient beaucoup plus
armées que les militaires sénégalais. Saddam Hussein les avait équipées
en missiles, et selon leur plan, ils devaient détruire Saint-Louis, et
ensuite Dakar, si le Sénégal bougeait. J’ai eu la confirmation du
soutien de l’Irak à la Mauritanie de l’Ambassadeur du Sénégal Massamba
Sarré, qui lui-même a eu l’information de l’Ambassadeur d’Irak à Paris.
Ce dernier, lors d’une rencontre dans la capitale française, après
s’être désolé de la situation entre les deux pays frères, lui affirma
qu’au cas où il y aurait eu une guerre entre le Sénégal et la
Mauritanie, son pays l’Irak aurait été du côté de la Mauritanie. La
raison en était que ce pays faisait partie de la nation arabe. Il
s’agissait donc d’un soutien basé non pas sur la religion, mais plutôt
sur l’idéologie du parti Baas, qui est le nationalisme arabe. Le parti
de Saddam Hussein a une idéologie laïque, et les Américains ont commis
l’erreur d’avoir oublié cet aspect. Saddam Hussein ne pouvait être
l’allié d’Al-Qaïda, son idéologie laïque ne pouvant le mettre en accord
avec des intégristes.”
© L’Authentique Quotidien Mauritanie
Météo Saint-Louis,Sénégal
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